samedi 28 mai 2016

Entretien avec Michel Steinmetz (3)

Collectionnez-vous bouteilles et objets en rapport à la liqueur ?
Evidemment, comment écrire un livre sans être passionné par le sujet? J'ai glané des bouteilles au cours de mes recherches pour me faire une idée du goût des différentes bouteilles. J'ai eu de nombreuses occasions de faire des dégustations avec d'autres chartreusophiles et d'ailleurs je suis bien incapable de boire seul dans mon coin car il me manquerait alors la dimension du partage et la possibilité d'échanger nos impressions.
J'ai une belle série de menus, de cendriers, de porte clefs, etc... mais le clou de ma collection est une paire de bouteilles de la période 1904 de Tarragone: une jaune et une verte. Cette verte 1904 est arrivée chez moi presque par hasard après la publication du livre par une dame qui m'a demandé une estimation de ce qu'elle croyait être une Tarragone jaune, puis elle m'a proposé de me la vendre... Elle venait de ses grands parents qui l'avait achetée à la pharmacie Villard à Grenoble, le premier dépositaire des produits des pères Chartreux à Tarragone. Mais en comparaison de mon ami Marc, ma collection est très limitée...
 
Meilleurs souvenirs de dégustation, une ou plusieurs bouteilles mémorables ?

Une étonnante bouteille graduée
Je dirais que cela tient d'une certaine conjonction qui ne pourrait plus avoir lieu: cela s'est passé au bar de l'Albert 1er à Chamonix en compagnie de Marc et Sylvie B. et du sommelier des lieux, le talentueux Christian Martray. En fin de repas, pour nous régaler, il a sorti une demi bouteille de verte 1910 récemment ouverte et nous avons communié avec ce nectar en prenant le temps de savourer l'évolution des arômes et des goûts au fur et à mesure de l'aération de la liqueur. Une super bouteille partagée avec des supers amis, que rêver de mieux? 

Ce que j'aime bien aussi, c'est éduquer progressivement des amis aux subtilités de la Chartreuse en montant progressivement en gamme et tenter de leur faire apprécier toutes les subtilités des vieux flacons. C'est un peu mon "Festin de Babette" et je me régale de leurs mines réjouies au fil des dégustations.
Je ne peux pas oublier non plus le bonheur d'avoir pu goûter une Chartreuse blanche avec Emmanuel Renaud, une Chartreuse Cusenier avec l'ami Marco et des Tarragones avec des amis Tarragonais... Il est bien difficile d'établir une hiérarchie; une chose est sûre, cette liqueur sait créer des bons moments où le temps s'arrête et où l'on part en voyage dans ses souvenirs d'arômes, d'épices, d'herbes diverses...
Dernièrement, j'ai eu la chance de recevoir en cadeau une bouteille de "Une Chartreuse" jaune qui à mon sens contient "l'essence" de la Chartreuse jaune parfaite; j'avais les larmes aux yeux tellement elle était équilibrée et raffinée...

Un souvenir en particulier ou une anecdote associé à la chartreuse ?
Le souvenir est double et concerne l'ancienne distillerie de Tarragona. J'y suis allé 3 fois, les deux premières en contrebande avec la peur de croiser un squatteur patibulaire ou la Guardia Civil, où j'ai fait mes premiers clichés et récupéré quelques souvenirs. La troisième fois, c'était de façon officielle avec un employé municipal qui nous a ouvert les portes et accompagné. C'est un lieu magique chargé d'histoire avec un mélange de distillerie et de monastère. On passe ainsi des cellules à l'église puis à la salle des alambics... En sortant de là avec l'ami Marcel, un passionné espagnol de la Chartreuse, nous sommes allé manger au Restaurant "Barquet" et pour le dessert, j'ai pris des boules de glace Chartreuse jaune avec de la liqueur... J'ai un record à 18 boules ce jour là, ce qui est bien mieux que celui de Dom Benoit qui est aussi friand de ce genre de dessert... En sortant, nous chantions à tue -tête dans la rue, à l'heure de la sacro-sainte sieste catalane...
Pour moi, et cela se sent bien dans le livre, l'histoire des liqueurs de Chartreuse est indissociable de celle des Chartreux. On le ressent très fortement au Monastère de la Grande Chartreuse, à Fourvoirie ou à Tarragone avant la transformation des bâtiments. J'ai eu cette chance de visiter l'ancienne obédience de la distillerie du Monastère où se trouvait encore la cellule du frère distillateur, la joie de participer avec les amis "oeuvriers de Chartreuse" à la réhabilitation du site de Fourvoirie, le bonheur de marcher sur les traces des Chartreux à Tarragone et dans chacun de ces lieux le spirituel et le spiritueux se rejoignait. C'est leur foi intense qui les poussent vers la perfection. Ils faisaient les meilleurs mâts de bateaux, ils ont inventé le meilleur acier, ils ont réalisé la meilleure liqueur du monde... Si vous leur donnez du lait, ils vous feront un fromage divin ! C'est un grand privilège d'avoir pu les côtoyer un peu et d'avoir pu partager l'intensité de leur engagement monacal. Difficile après ça d'envisager la Chartreuse comme un simple breuvage; elle est chargée de toute l'histoire des Chartreux.

La situation de la chartreuse a évolué ces dernières années, elle bénéficie aujourd'hui d'une plus grande reconnaissance, comment voyez-vous la chose ?

Certificat de connaisseur signé par les Frères distillateurs !
La question est pertinente, ma réponse pourrait être impertinente… Eugène Modelski, qui a travaillé un temps dans les années 60 comme comptable pour la Compagnie Française de la Grande Chartreuse, était très ami avec le frère distillateur Laurent Dahinden (celui qui pose à cette époque avec ses lunettes rondes et son bouc) et avec le procureur en charge de la distillerie. Ils descendaient parfois ensemble pour la campagne d’hiver de distillation à Tarragona (ils allaient préparer les moutures de plantes pour l’année suivante et donner des consignes aux ouvriers) et avaient du temps pour discuter. Le père distillateur lui a dit un jour qu’il avait fait une demande au ministère de la santé pour que l’élixir soit vendu en pharmacie. On lui a dit que pour étudier le dossier il fallait donner la composition précise du breuvage et l’histoire s’est arrêtée là. Pour la liqueur, sa position était « en vendre juste assez pour faire vivre l’Ordre, mais surtout pas dans les bordels ni dans les boites de nuit ! ». Aujourd’hui, une immense part des ventes se fait dans les bars pour intégrer des cocktails. Alors ? Trahison ? Evolution inéluctable ? Pour ma part j’apprécie les cocktails à base de Chartreuse, même si je préfère déguster de vieux millésimes avec des amis.
Les Chartreuses récentes souffrent du remplacement de l’alcool vinique par de l’alcool de betterave qui est beaucoup trop neutre et ne possède pas les mêmes capacités d’extraction des substances odoriférantes et aromatiques des plantes, ni les mêmes aptitudes de restitution des subtilités des macérations. Un jour, on prendra mon avis en compte et les Chartreuses retrouveront plus de densité et de capacités de vieillissement. Mon autre remarque concerne le degré de la Chartreuse Jaune qui est redescendu en 1973 de 43° (degré optimal pour faire se fondre l’alcool et le sucre et ainsi faire vieillir la liqueur) à 40° pour des raisons de taxes. Il faudrait absolument remonter la Jaune à 43°, quitte à en augmenter le tarif. A 40°, elle est « molle du genou » et trop sirupeuse : inapte à vieillir. De nombreuses « séries limités » ont été faites ces dernières années, toutes à 42 ou 43° et c’est à chaque fois un bonheur.
Pour répondre à la question, je dirais que les grands flacons mythiques de Tarragona étaient des Chartreuses ordinaires à l’époque. Le temps et les conditions d’élevage leur ont donné un charme incroyable. Pour avoir laissé vieillir des bouteilles plus récentes (à compter des années 80), la plupart des connaisseurs s’accordent à dire qu’elles ne seront probablement pas des collectors pour nos enfants et petits enfants. Sans doute faudrait-il revenir au titre de 43° pour la jaune et renoncer à l’alcool de betterave pour retrouver un supplément d’âme et que les bouteilles d’aujourd’hui aient une reconnaissance demain. Après, pour faire des Chartreusitos, la question n’est plus la même…
Un dernier mot sur la « reconnaissance » : si elle devait se mesurer au prix que peuvent atteindre certains flacons de Chartreuse de Tarragona, cela serait bien désolant, d’autant que certains n’hésitent pas à spéculer plutôt que de déguster. Pour éviter cela, un caviste original du vieux Lyon casse la bague de la capsule en vendant une bouteille à un client : il ne lui reste plus qu’à la boire…
 
[Un grand merci à Michel !]
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